Ya estamos iguales – 1945

Música : Anselmo Aieta – Letra : Francisco García Jiménez

Traduction : Michel Brégeon

Mi noche es tu noche,Ma nuit c’est ta nuit
mi llanto tu llanto;Ma plainte ta plainte
mi infierno tu infierno.Mon enfer ton enfer.
Nos tuerce en sus nudosNous enserre en ses liens
el mismo quebrantoLa même détresse
profundo y eterno.Profonde et interminable.
Es cierto que un día,C’est vrai qu’un jour 
tu boca, la falsa,Ta bouche, la perfide
de mí se reía;Se moquait de moi ;
pero hoy otra risa más cruelMais aujourd’hui un autre rire plus cruel
y más fríaEt plus froid
se ríe de ti.Se moque de toi.
Se ríe la vida,La vie se moque,
que cobra a la largaQui fait payer à la longue
las malas andanzas;Les mauvaises fortunes ;
que agranda la heridaQui élargit la blessure
que rompe y amarga,Qui brise et qui aigrit,
que ahoga esperanzas,Qui noie les espoirs,
que a ti, que buscabasEt à toi, qui cherchait
la dicha en alturasLe bonheur à des sommets
que yo no alcanzaba,Que je ne pouvais atteindre,
así arrepentida de aquellaAinsi repentie de cette aventure,
aventura te tira ante mí.Elle te précipite devant moi. 
Mi noche es tu noche, mi llanto tu llanto.Ma nuit est ta nuit, mes pleurs tes pleurs.
Creíste que habías matado el pasado de un tajo feroz,Tu croyais que tu avais tué le passé d’une coupe féroce
y no estaba muerto, y se alza en su tumba;Et il n’était pas mort, et il se lève dans sa tombe ;
te está señalando, te nombra, te acusa con toda su voz.Il te désigne, il t’appelle, il t’accuse à voix haute.
Te roba la calma, te cubre de duelo,Il dérobe ton calme, il te couvre d’un linceul
te niega el olvido, te grita en tu horro;Il te dénie l’oubli, il clame ton horreur ;
belleza sin alma, estatua de hielo,Beauté sans âme, statue de glace,
por treinta dineros vendiste al amor…Pour trente deniers tu as bradé l’amour…

Version 1945 : orchestre : Aníbal Troilo –   Chant : Alberto Marino

L’histoire

« Il y a tant à dire de lui » disait Horacio Ferrer à propos de Francisco García Jiménez. 

Ce célèbre auteur aux multiples facettes a écrit, dans un langage simple et évocateur, les paroles de nombreux tangos emblématique traitant de l’amour perdu (c’est le cas ici), du passage du temps (comme dans « Tus besos fueron mios »), des quartiers et cafés populaires de Buenos Aires (« Barrio pobre »).

Avec « Ya estamos iguales » (1934), Jiménez nous livre un tango à la fois terrible et tragique, qui nous plonge dans la désintégration d’un amour autrefois empli de rires et de rêves partagés. C’est l’histoire de deux êtres, autrefois unis par un amour profond, qui en viennent à se retrouver « égaux » dans leur souffrance et leur désillusion. Trahison, regret et vengeance en constituent les thèmes centraux.

Trahison : « Pour trente deniers, tu as bradé l’amour… » ; Regret : « La même détresse profonde et interminable nous enserre en ses liens. » ; Vengeance : « Mon enfer est ton enfer… Maintenant, tu partages la même nuit que moi… » »

On ne sait pas ce qui a pu inspirer à Jiménez ces paroles, ni davantage ce que son grand complice, Anselmo Aieta, a pu penser lorsqu’il lui a demandé de les mettre en musique. Les deux hommes se sont rencontrés quand Aieta était bandonéoniste dans l’orchestre de Canaro, entre 1919 et 1923, et ils ont collaboré pendant plus de 40 ans. Aieta était un musicien intuitif et autodidacte, ne sachant ni lire la musique ni la transcrire. Il fut pourtant un compositeur génial, auteur, entre autres, de « Palomita Blanca », et surnommé par ses contemporains « el brujo (le sorcier) del bandonéon ».

Ce tango a été enregistré pour la première fois en 1934 par la chanteuse Asucena Maizani, avec un accompagnement proche de la partition originale pour piano et ’intégralité des paroles. Il est ensuite tombé dans l’oubli avant de refaire une entrée fracassante en 1945 : en l’espace de trois mois (de mars à juin), il sera orchestré et enregistré par pas moins de quatre figures majeures du tango, dans l’ordre : Troilo, De Angélis, Canaro et D’Arienzo.

Cependant, comme c’est souvent le cas pour des raisons pratiques, seule la première partie du poème est chantée. La seconde partie, où figurent les paroles « Ya estamos iguales », qui donnent leur nom au tango, n’est donc pas interprétée par les chanteurs masculins (Marino, Dante, Roldán, Echagüe). De même, la fin terriblement brutale du poème est omise : « Les sept poignards du remords te transpercent la poitrine… Si tu sais pleurer, lave avec des larmes ta terrible culpabilité. »

À la différence des autres orchestrations qui suivent assez fidèlement la partition originale, Troilo inverse les thèmes musicaux. Dans la première section, il utilise le thème qui accompagne habituellement le début du chant, soulignant ainsi d’emblée le caractère tragique du morceau.

Dans la deuxième section, on retrouve le thème très mélodique qui ouvre habituellement la chanson et qui apparaît au début chez les autres orchestres. Les sections suivantes sont entièrement chantées et magnifiquement interprétées par la voix d’Alberto Marino.

Troilo propose ici une interprétation particulièrement expressive de ce tango, alors qu’il est à l’apogée de son art. Depuis 1943, il a développé une nouvelle sonorité au sein de son orchestre, grâce notamment à l’arrivée de José Basso comme pianiste, à l’ajout d’un violoncelle dans la section des cordes — élargissant ainsi les possibilités de timbre et de texture —, à la collaboration avec de nouveaux arrangeurs, tels qu’Astor Piazzolla, et à l’adoption d’un tempo plus fluide et d’une harmonie plus complexe.

Comme le dit si bien Ignacio Varchausky, si l’on devait définir cet orchestre pour le distinguer de celui des années précédentes, « j’aime l’appeler l’orchestre du développement musical et de l’apogée expressive. Pourquoi ? Parce que ses caractéristiques tendent toutes vers un nouveau paradigme, celui de Troilo, qui deviendra définitif : mettre l’expression au cœur du discours musical, rechercher toujours à maximiser l’expressivité, en s’éloignant de l’ancien paradigme, purement dansant ».

Jean-Marie Duprez

Association de Tango Argentin depuis 1992